“Yves Deforge : Vous avez dans ce livre [Du Mode d’Existence des Objets Techniques], également lancé une expression qui, depuis, a pris une grande extension : c’est celle d’objet technique. Pourriez-vous nous donner le sens de cette expression et ses limites surtout ?
Gilbert Simondon : On parle d’objets esthétiques, on parle d’objets sacrés, mais n’y a-t-il pas des objets techniques ? J’ai voulu employer la même expression parce qu’il m’a semblé que cette symétrie pourrait attirer l’attention sur une lacune. Si on laisse de côté cet aspect initial, qui est plutôt une motivation qu’une raison, je crois qu’on pourrait dire qu’"objet technique” doit s’entendre en deux sens: est objet ce qui est relativement détachable, comme ce microphone, comme une pièce qu’on peut vraiment emporter avec soi, ce qui suppose qu’elle soit de dimensions manipulables et correspondant aux forces du corps humain. D’autre part, est objet aussi ce qui, dans l’histoire, peut être perdu, abandonné, retrouvé, en somme ce qui a une certaine autonomie, une destinée individuelle. Quand l’industrie produit des objets, qu’elle les lance sur le marché, après elle se désintéresse d’eux et ils ont leur existence toute personnelle. En somme, ce sont comme des organismes, bien qu’ils ne soient pas vivant. Voilà pourquoi on peut parler d’objets.
Y.D. : Le mot “technique”, ajouté à “objet” ne sous-entend-il pas que vous vous intéressez tout particulièrement aux fruits de la technique moderne, alors que les ethnologues, eux, s’intéresseront plus à des objets qui s’arrêtent à une certaine période dans le temps ?
G.S. : Oui, certainement, mais toutefois avec l’idée qu’il y a quelque chose d’intemporel dans la technicité. En somme, c’est une perspective philosophique, une perspective qui voudrait présenter le travail contemporain d’invention ou le geste d’utilisation d’un objet technique comme quelque chose qui émerge à la surface du présent mais avec un très long passé. Et je voudrais dire que la compréhension de ce long passé est ce qui donne une réalité, une authenticité à l’usage ou à la production d’un objet technique."
Gilbert Simondon. Entretien sur la technologie avec Yves Deforge (1965)