Une histoire qui vient de chronicart à propos d'un livre (Céline, Hergé et l’affaire Haddock, éditions Ecriture)
Quelle est la provenance de la bordée d’injures suivante ? "Mataf ! Sorcier ! Albanais ! Joueur de boules ! Marchands de cithares, pompiers nanterrois !". Et celle-ci ? "Vampires des cavernes ! Cromagnons salaces ! Valets de cirque ! Pourchasseurs de martyrs !". Pour nombre de lecteurs, la réponse ne fera aucun doute : de la bouche du capitaine Haddock, dans l’une ou l’autre des aventures de Tintin. Erreur. La première salve est tirée de la page 128 de l’édition originale de Bagatelles pour un massacre, le pamphlet de Louis-Ferdinand Céline (Denoël, 1937), la deuxième de la page 132. Page 302, on trouvera une phrase encore plus saisissante de par sa proximité avec le registre de l’irascible Archibald : "Djibouks, agents doubles, magiciens, bourriques, illusionnistes, charlatans". Etonnant, non ? La frappante ressemblance entre certaines sorties comiques du capitaine et les phrases torrentielles écrites par Céline dans ses pamphlets a poussé Emile Brami, biographe de l’écrivain, à mener l’enquête. (...) Sur les 46 insultes proférées par Haddock dans l’aventure où il apparaît pour la première fois, Le Crabe aux pinces d’Or, en 1941, 16 sont également présentes dans le texte de Bagatelles pour un massacre, paru trois ans plus tôt ; si certaines sont courantes donc peu convaincantes ("canailles", "parasite", "renégat"), d’autres sont au contraire pour le moins originales ("canaque", "invertébré", "aztèque", "iconoclaste", "anthracite"). L’hypothèse de Brami est simple : immergé depuis toujours dans un milieu conservateur et catholique dont il partage les vues, les valeurs et l’antisémitisme, Hergé aurait très vraisemblablement été amené par ses fréquentations (souvent plus politisées que lui) à lire le pamphlet de Céline, fût-ce en diagonale ; frappé par le potentiel comique du vocabulaire qu’il y trouve, il lui emprunte "des mots, des expressions et surtout les formes dont il a besoin, qui l’intéressent ou qui l’intriguent, pour habiller le discours de Haddock". Par la suite, il oubliera l’influence célinienne pour "inventer ses propres formules", "en véritable créateur". Etayée par une argumentation honnête sur l’environnement politique du dessinateur, sur les activités éditoriales de ses collaborateurs et amis (notamment Robert Poulet, qui consacre deux articles à Bagatelles dans la presse belge lors de sa parution, ainsi que Paul Jamin et Raymond de Becker) et sur la manière dont Hergé faisait feu de tout bois en matière de sources et de documentation, la démonstration convainc ; Brami va même plus loin, et suggère que c’est finalement grâce à la lecture de Céline que le personnage de Haddock va prendre sa véritable dimension. Ses premières apparitions dans l’aventure le montrent en effet en ivrogne pathétique et déplaisant, sans charisme ni particularité d’aucune sorte ; ce n’est qu’à partir du moment où il lance sa première bordée d’injures aux pillards arabes (page 62 dans l’édition reliée), bordée potentiellement inspirée par la lecture des Bagatelles, qu’il "devient" véritablement Haddock, "attachant et immédiatement reconnaissable". De là à dire que Haddock ne serait pas devenu l’un des plus célèbres personnages de l’histoire de la bande dessinée si Céline n’avait pas écrit ses pamphlets, il y a un pas qu’on a tout loisir de franchir ou pas.