23.11.2024. Vue sur la pagode du jardin japonais du jardin botanique à Genève.
Circumnavigation septentrionale de l'archipel alpin
Parmi les multiples entrés qui n’ont pas trouvé leur place dans les Fragments d’une montagne, il y a ce récit de voyage en train entre Marseille et Munich. Si je ne l’ai pas retenu c’est à la fois car il ne “fonctionnait” pas bien avec les autres entrées, et qu’il y avait déjà d’autres textes de ce que François Bon nomme “paysage fer”. Le voici néanmoins en version “extraite” du carnet de terrain.
6 h 25. Départ de Marseille par le TGV 5065. Direction Lyon, puis Genève, Bern, Zurich et Munich pour un tour des Alpes par l’extérieur. Une manière d’observer l’arc alpin, une idée qui m’est venue après avoir écouté Fabien me parler de ses vacances à accompagner son père qui faisait le tour de Suisse à vélo par l’extérieur. Un bon moyen de saisir le périmètre par le nord, un itinéraire plus direct que la lisière méridionale. Un parcours possible en une journée jusqu’à la capitale bavaroise, éventuellement jouable jusqu’à Salzburg s’il n’y a pas de problème de correspondance. On va voir.
Marseille Saint Charles, wagon silencieux, seul un type jure à cause d’un gros ficus posé dans le coin bagage qui n’arrête pas de tomber. Le regard distrait sur la mer, sur le port, sur les quartiers nord retourne vite vers l’objectif alpin grâce au tunnel qui fait oublier la Méditerranée. Suis assis du bon côté, la fenêtre orientée à l’Est. Pas grand-chose d’alpin pour le moment, mais rapidement un premier échantillon : la Sainte-Victoire, chaînon calcaire en forme de vague, rattaché à la fois aux Alpes et à la chaine pyrénéoprovençale, orienté est-ouest et visiblement encore en train de se soulever (« 7 mm par an depuis vingt ans »). Là-haut, parait-il, plusieurs gisements d’œufs de dinosaures.
Un paysage parsemé d’une végétation basse et légère de la garrigue. Quelques bosquets, un troupeau de moutons abrité sous deux arbres, un sol rocailleux, ocre puis blanc. Des déchets par moments. À l’ouest des canaux en béton, à l’est des petits villages moyenâgeux. Quelques pistes cabossées sillonnent l’ensemble. Un ou deux cyclistes matinaux. À l’ouest, vers Lambesc, des petits coteaux : les Alpilles.
Mallemort, le train bifurque et longe la Durance. Des vignobles. La garrigue s’estompe, la végétation se diversifie, la hauteur des arbres aussi, et le paysage devient plus structuré, avec des champs cultivés de céréales, et ces arbres fruitiers protégés de filets. Des déchets de chantier. Orgon, sur les hauteurs à l’Ouest. On s’approche du Luberon, massif à l’allure sylvestre des Préalpes, à la topographie douce. Puis le petit Luberon, sa rive sud délimitée par la Durance que l’on suit jusqu’à la laisser pour contourner le massif et reprendre la direction du nord.
Avant Avignon-TGV, quelques serres, des rangées d’arbres bien ordonnées. Le Rhône. Mon voisin, père de famille à l’accent vaudois explique à son fils à moitié assoupi qu’il est plus large qu’à la sortie du Léman : c’est une histoire politique ce niveau du Rhône, c’est à Genève que c’est contrôlé, au barrage du Seujet. Un bateau de croisière apparait, un navire immatriculé à Bâle, avec le drapeau à croix blanche sur fond rouge comme en écho à ces considérations helvétiques. Le fiston se rendort. Au loin le Ventoux, sommet chauve une pyramide grise qui toise le reste. Dans la plaine, à l’Est, des champs de maïs, des rangées d’arbres fruitiers, et ce parc de panneaux solaires étincelants.
Franchissement du Rhône vers Mornas. Sur les hauteurs, une petite citadelle, repère intemporel des aller-retour nord-sud depuis des années. Le père vaudois tente de raconter une histoire de fantôme de la région, mais le gamin somnole.
Le train accélère, les écrans indiquent la vitesse. 260 kilomètres/heures. Ce sont maintenant les Baronnies. Dans la plaine, de hauts pins protecteurs délimitent les champs et servent à briser les bourrasques de vent. Quelques champs de lavande desséchée, des étendues d’arbres fruitiers, une végétation globalement basse faite d’arbustes, et ces moyennes montagnes au loin. Nyons, Vaison-la-Romaine, Valréas quelque part caché là-dedans. La centrale nucléaire de Pierrelatte se dévoile, précédée de quelques timides éoliennes à l’arrêt. Drôme provençale. Paysage de transition, plus tout à fait le Sud, pas les Alpes non plus.
Traversée de la Drôme, justement. Le fleuve est presque à sec, vers Crest. Un donjon médiéval tout en angles surveille la vallée et l’entrée des Alpes au sud. En arrière-plan, derrière des champs de maïs, un massif tourmenté : le massif de Saoû et ses Trois Becs, île-montagne du massif préalpin du Diois. Une autre centrale nucléaire par ici, invisible depuis le TGV. En toil de fond, l'archipel alpin.
Upie, on se rapproche de la chaine montagneuse. Le Vercors, qui mérite bien son nom de plateau, étendue sylvestre continue de dizaines de kilomètres. Dans la plaine, sur ma droite, des champs d’arbres fruitiers, régulièrement scandés ici par une rangée d’arbres, là par une ferme ou une série d’entrepôts, des silos à grains (du maïs ?) et régulièrement une antenne de téléphone mobile surplombant les arbres locaux. Les pins pointus ont quant à eux disparu. Les voisins suisses sont toujours là, c'est maintenant le père qui roupille, et le fils qui lui demande s'il y a de la neige à Zermatt pour skier cet été.
Pause à Valence-TGV, gare souterraine. Difficile de contempler le Vercors. Diversion mentale : le couple du siège duo derrière moi qui parle de céréales. Tu sais pas la dernière ? Non. Ils ont planté du sorgho par ici, c’en est plein dans les champs, avec ce « ils » indéfini qui qualifie la défiance. La conversation continue. Madame défend cette nouvelle céréale comme culture résistant aux sangliers et monsieur s’inquiète de la disparition des épis de maïs.
Le Vercors réapparait, au-dessus de l’énorme entrepôt blanc des vergers Boiron. Arbres fruitiers, vignes, champs de sorgho, antennes de téléphone portable, vignes, champs de maïs, antennes de téléphone portable. Voilà le motif.
Abandon progressif de la grande vitesse du TGV. À l’horizon, les tours de refroidissement de la centrale nucléaire du Bugey, cette fabrique à cumulonimbus. Bref passage dans le Nord-Isère, puis l’agglomération lyonnaise. Arrivée à Lyon Part-Dieu à 8 h 24, juste quelques minutes pour changer de quai, avec la meute estivale. Pas de traces des Alpes depuis les voies, il faudrait monter sur les collines de Fourvière ou de la Croix-Rousse, voir dans les tours du quartier de la gare pour apercevoir le Mont-Blanc.
8 h 38 : départ pour Genève, avec un train express régional rempli d’adolescents munis des gros sacs à dos, de quelques personnes âgées et d'un groupe de Suisse-Allemands avec leurs VTT à sacoches. Après le parc de la Tête d’Or, le Rhône, avec son chemin de halage sur laquelle se promènent des joggers. Montluel, Meximieux, puis Ambérieux. La plaine de l’Ain et très vite, le Bugey, prolongation méridionale du Jura. Le TER s’enfile dans une vallée étroite, serpente le long de ces villages qui semblent figés dans le temps : Saint-Rambert, Tenay, Virieu-le-Grand, puis Culoz, où l’on retrouve les Alpes, succession de vaguelettes de hauteur croissante qui apparaissent à ma droite, à l’Est. Direction Nord. Retour du Rhône, qui délimite ici le département de l’Ain, et celui de la Savoie. Le fleuve prend une allure quasi lacustre avec une multitude de lônes, ces bras sauvages du cours d’eau qui forment des langues de terre en retrait de la voie principale du fleuve qui est elle très élargie. Rive Nord, à côté de la voie ferrée, le chemin d’abord très plat rejoint ensuite un sentier situé sur une sorte de digue herbeuse de 3-4 mètres de hauteur. Sûrement destiné à encaisser le lit du fleuve et à éviter les débordements, ces renforcements latéraux rappellent les levées du Mississippi.
Sous Anglefort, des bras du Rhône se dévoilent. Le Fier, qui prend sa source dans les Aravis vient ici rejoindre le fleuve, mollement, sans bousculade.
Après Corbonod, le train remonte et s’éloigne progressivement du fleuve pour rejoindre Bellegarde-sur-Valserine, que le contrôleur SNCF nomme Belgrade dans une annonce. Vue imprenable sur le Vuache. La moitié du train descend ici, les VTTistes, les ados, les retraités. Ne reste plus que trois soeurs affairées à replier une carte IGN.
Un premier tunnel. Un viaduc ferroviaire sur la droite, le long du Chemin de Lavoux, qui franchit le Rhône, et sur lequel les trains pour la Haute-Savoie se rendent. Pas notre direction. Un tunnel en contrebas du Fort l’Écluse, pour nous retrouver ensuite dans le Genevois français avec le Salève au fond, cette chaîne en forme de fer à repasser, dernier massif des Préalpes françaises, cette partie occidentale des Alpes, après les Alpilles, le Luberon, les Baronnies, le Diois et le Vercors que l’on vient de contourner depuis ce matin.
Le Salève donc, grand plateau continu, jusqu’à la vallée d’Arve qui file vers Chamonix à l’Ouest. Gargantua serait à l’origine du massif. Épuisé lors de son passage dans la région, le géant aurait creusé dans le Rhône pour étancher sa soif et jeter la terre ainsi excavée sur un replat qui donna le Salève. La montagne est également associée à un autre personnage mythique : la créature de Frankenstein qui y chercha refuge après s’être échappé du laboratoire genevois dans lequel elle avait été conçue.
Entrée en gare de Genève Cornavin à 10 h 24. Franchissement de la douane, passage de la voie 7 à la voie 4 et montée dans l’InterCity 719 de 11 h 42. Départ pour Zürich, sur cette ligne colonne vertébrale suisse qui va de Genève Cointrin à Saint Gall. Je monte à l’étage pour la vue. Suis dans le wagon famille, celui avec le toboggan, pas de place ailleurs. Mes compagnons de voyage : une famille indienne et leurs valises gigantesques, deux Japonais avec des skis dans leurs housses, un groupe d’Espagnols qui compulse une liasse de tickets de trains Interrail, et un sosie du Prince Charles en pleine lecture du Voyage dans les Alpes de De Saussure. C’est parti. Après le quartier international, au niveau du Jardin botanique, les bâtiments disparaissent progressivement, la vue sur le lac se dégage et voilà les Alpes : les Aravis à droite, le Mont-Blanc et ses aiguilles alentour, le Môle au premier plan et les Voirons à sa gauche. Un paysage plus ou moins le même que celui de La Pêche miraculeuse, cette peinture de Konrad Witz réalisée en 1444 pour la cathédrale de Genève. Une scène que l’on suit plus ou moins jusqu’à la courbure du petit lac, dans un environnement plus champêtre. Versoix, Coppet, Nyon, des noms d’un trajet qui fut quotidien il y a quinze ans.
Gland, vue sur les monts du Chablais, mamelons de verdure moins impressionnants que le panorama genevois offrent un retour aux Alpes. Moins impressionnants, mais marqueurs de cette topographie progressive qu’on ne trouve pas « de l’autre côté », c’est-à-dire en Italie. Des champs de maïs et Rolle, le massif alpin en face s’affirme, au-dessus de ce que je crois être Evian. Tout d’un coup la vue disparait, la voie ferrée se dirige plus au nord et ne laisse plus voir que le panorama de la banlieue de Morges puis de Lausanne. Notre train en double un autre, le Jean-Jacques Rousseau, qui ralentit pour prendre la direction de Neuchâtel.
Lausanne, réapparition impressionnante du massif alpin, le royaume du Grammont, de la Dent d’Oche, des Cornettes de Bise et des Rochers des Mémises, rempart minéral qui semble tomber dans le lac. Le train file au Nord-Ouest, sur la voie dite du Plateau, qui s’éloigne du Léman. Pully, La Conversion, puis, les vignes en terrasse du Lavaux, paysage domestiqué. C’est la lisière des Alpes lémaniques, les Alpes vaudoises, encore très vertes en cette saison. Les touristes américains, chinois et indiens s’emploient à copieusement photographier : des vignes en étages parcourus de petits villages resserrés au premier plan, le lac ensoleillé au second, avec un bateau de la CGN qui fait pfut pfut, quelques voiliers, et au loin, le jet d’eau de Genève avec le Salève. Un paysage de carte postale.
Rupture. Quelques tunnels, la ligne part au Nord, dans une petite vallée longeant les coteaux des alpes vaudoises. Un paysage plus commun, le relief est moins marqué, des vaches noires, des panneaux jaunes de randonnée (Wanderweg), une forêt très dense. Ensuite, vers Palézieux, des champs de maïs. Les montagnes sont invisibles, on les contourne par l’est, trop au ras du sol pour voir la silhouette des Alpes vaudoises qui ne sont pourtant pas loin. À l’ouest, au loin le Jorat. Plus loin, la grosse usine Nespresso comme une gare-relai des conteneurs de capsules à café. Voilà Romont, puis un vaste plateau parsemé de fermes, de champs cultivés (pas de sorgho à l’horizon), des petits villages. Un silo à grain en béton avec une énorme bâche publicitaire pour Turkish Airlines qui dit « DECOUVREZ », et à ses pieds des petits enclos à moutons, quelques bovins bicolores. Des antennes de téléphone mobile toujours, mais les églises ont changé de forme, on passe en terre catholique.
Ce genre de paysage jusqu’à Fribourg puis Bern, mais tout de même, revoici les Alpes, à l’Est. L’Oberland bernois apparait au milieu des nuages juste au moment où je m’assois au wagon restaurant. Offre saisonnière qui consiste en une poitrine de poulet à la sauce aux champignons des bois et riz aux légumes, plat standard des Chemins de Fer Fédéraux, accompagné d’une gemischter salad et d’un vert de Gamay. Là-bas, les sommets mythiques de l’Eiger ou de la Jungfrau, plus présents dans ma tête que dans le panorama nuageux que j’ai sous les yeux. D’autant plus que l’on s’en éloigne, le train parcourt le plateau suisse et les cimes alpines disparaissent de notre vue. Seules les publicités (« Drei Tage in Interlaken » en gare d’Olten), les enseignes (Alpentech, AlpIT, Alpkäse) et des attractions de fête foraine (Alpine snow jet) nous rappellent leurs Alpes. Moins d’églises par ici, mais toujours des antennes de téléphonie mobile et des champs de maïs. Une sonnerie de smartphone retentit, un des touristes américains répond que oui j'ai bien acheté du gruyère et du vacherin fribourgeois, mais pas trouvé du bon emmental. Bon.
Aarau, en Argovie, le relief est de retour. Quelques collines boisées entre Rapperswill et Zurich, où l’on arrive à 14 h 30. Premier contretemps : rejoindre Munich en train par l’extérieur des Alpes est plus compliqué que prévu. J’avais prévu une incursion par le lac de Constance et le sud-ouest de la Bavière, mais la foudre d’un orage d’été a provoqué une panne sur le réseau électrique en Allemagne. C’est via l’Autriche qu’il faut circuler, par Innsbruck, dans la vallée de l’Inn, cette rivière grisonne qui rejoint le Danube. Je vais donc passer dans les Alpes et non autour. RJX Zurich-Budapest des OBB, au milieu d’une meute de randonneurs à casquette suréquipés.
Rien à signaler jusqu’à Wallensee, lac très bleuté, avec au Nord une falaise très verticale mi-rocailleuse qui plonge dans l’eau. C’est le massif saint-gallois du Churfirsten, sylvestre, mais riche en plis témoignant d’une géologie compliquée. S’il y a des montagnes au Nord, c’est que je suis en plein dans les Alpes, fini la circonférence. Après le lac, le train zigzag entre les monts, jusqu'à la chaine du Liechtenstein, ce plateau continu, un peu comme le Vercors ce matin. Une vallée apparait au sud-est, avec une rivière, petit canal rectiligne qui ne paie pas de mine : c’est le Rhin, que l’on franchit à Buchs. Traversée du Liechtenstein (le pays) en sept minutes, et nous voilà en Autriche, à la gare de Feldkirch.
Cap à l’est, dans une plaine où des bosquets de conifères scandent un paysage de champs de maïs et de pâturages pour ruminants. À Bludenz, une usine de chocolat Milka, et une grosse brasserie. Le train ralentit avec le relief, et la vallée se resserre. Des oiseaux sur des fils électriques observent le train, et les vaches regardent ailleurs. On monte vers les nuages, la météo s’assombrit. Ici des morceaux de forêt replantés récemment, les pousses entourées par une sorte d’emballage de protection. Là, trois ânes immobiles regardent un poteau. Plus loin, un groupe de randonneurs en tenue colorée et cape de pluie sur un chemin. Des cascades creusent la montagne, laissant de part et d’autre une bordure de pierraille avec des troncs d’arbres arrachés. De temps en temps des paravalanches. Une succession de tunnels. Ça monte. Par moments des tourelles en béton, bouche d’aération de l’autoroute.
Saint Anton, 1300 m d’altitude, massif du Vorarlberg. Fraicheur de la météo, rien à voir avec ce matin. Quelques coups de feu, une fête tyrolienne visiblement : des gens en culotte de peau montent dans mon wagon, le sourire aux lèvres, l’air bien imbibé. Nous repartons, lentement. Par moments, de grandes masses rocheuses d’au moins 2000 mètres d’altitude, au-dessus de ces parois boisées. Des petites cabanes parsèment ici et là les flancs pentus de la vallée. Parfois un pont de bois qui enjambe un ruisseau et prolonge un vague chemin. C’est le moment de passer au wagon-restaurant pour goûter l’apfelstrudel des OBB. Un type avec un ordinateur commente le parcours avec un vieillard bossu, un couple à l’allure bourgeoise lit religieusement le Frankfurter Allgemeine, et, dans le fond, des buveurs de bière exultent. Rires gras, discussion sur le foot. Le strudel n’est pas mauvais, mais il baigne dans la crème. Retour au paysage : une rivière plus large arrive depuis le sud à Landeck, un cours d’eau boueux : c’est l’Inn, qui prend sa source en Suisse aux Grisons. L’Inn coule vers l’est, je n’ai pas l’habitude des fleuves qui ne vont pas à l’ouest ou au sud... mais c’est logique vu le relief. Impression d’être passé de l’autre côté des Alpes.
La vallée s’élargit progressivement et devient plus densément peuplée. Une pente en ligne droite, on accélère. Les champs de maïs réapparaissent, la rivière s’élargit, le relief s’adoucit et les hauts sommets rocailleux s’estompent. Le trajet est rectiligne, et au nord, une petite falaise boisée, tout de même surplombée au loin par une majestueuse chaine, le massif du Wetterstein, avec Garmisch-Partenkirchen de l’autre côté de la frontière allemande.
18 h 11. Innsbruck. Tout le monde en short et en polo sur le quai, les nuages sont derrière nous. Trente minutes pour se dégourdir les jambes et le train régional pour Munich se mettent en branle. Dans le wagon, un couple de Québécois s’arrange avec une famille polonaise pour réattribuer les places du le compartiment. Des militaires tatoués nous rejoignent. Et l’on part vers le nord-est.
Une certaine permanence du paysage, plusieurs tunnels qui empêche de contempler le paysage, mais à chaque sortie c’est plus ou moins la même silhouette. Le relief s’est considérablement adouci, fini la haute montagne. Impression de retrouver la frontière entre la Savoie et l’Ain vers Culoz, avec par moments des pics résiduels rocailleux sur la face sud. Et toujours des champs de maïs. À Kufstein la voie ferrée fait un coude, suivant en cela la vallée de l’Inn. Le fleuve est boueux et sans secousse on dirait presque un lac.
La frontière austrioallemande, nous voici en Bavière. On se croirait dans le Bugey entre Culoz et Ambérieu. Au revoir les Alpes calme un des touristes québecois.
Brannenburg. Les Préalpes bavaroises ne sont ici que des grosses collines vertes dont le train s’extrait. Je retrouve la lisière nord des alpes, après cette incursion autrichienne, me revoilà en circumnavigation. Un groupe de vieux bonshommes à l’accent allemand se met à enquiller des bières en rigolant très fort, et en se tapant (littérralement) la cuisse de manière répétée. L’un d’entre eux manque deux fois de s’étouffer en rigolant avec un reniflement. Les montagnes ne sont plus qu’un souvenir au sud-est, mais avec le recul, de hauts sommets apparaissent au-dessus des collines, le « cœur alpin » au-dessus de ses petits contreforts.
20 h 30. Arrivée à Munich, gare bondée, certainement la plus monumentale du voyage. Dans le hall, des touristes italiens, des groupes de supporters du Bayern, des cliques de jeunes en culottes de peau en train de picoler en braillant, des vieux en chemises a carreau de retour de rando, des suisses avec leurs vélos, un mec qui distribue des cartes de visite au nom de Jésus, et des affiches gigantesques montrant les alpes bavaroises.
Une journée, quatre trains, cinq pays, de multiples alpins et préalpins. Du Rhône à l’Inn, en passant vers le Rhin, le maïs et les antennes de téléphone mobile, une constante.
Parution : Fragments d'une montagne
Mon dernier livre Fragments d’une montagne. Les Alpes et leurs métamorphoses est paru au Pommier. En voici la quatrième de couverture :
Notes d'observation et de lecture, conversations entendues par hasard, bribes de réflexions ou encore recettes de cuisine... Ces Fragments ont été rassemblés par Nicolas Nova au fil de ses pérégrinations aux quatre coins du « château d'eau de l'Europe ». Plaçant ses pas dans ceux des grands arpenteurs de montagne, il renouvelle, chemin faisant, la tradition littéraire du « voyage dans les Alpes », et dresse en creux le portrait d'une terre de métamorphoses. Glaciers en recul, effondrements géologiques, controverses animales : les Alpes, souvent perçues comme un territoire idyllique et préservé, reflètent pourtant singulièrement les mutations contemporaines - crise environnementale en tête. Elles sont en outre modelées par des rites et des légendes sans cesse réinventés. Au détour de la mer de Glace, en empruntant le mythique train à crémaillère rouge du Montenvers ou le tunnel du Saint-Gothard, on découvre, pêle-mêle, des remontées mécaniques en voie d'obsolescence, des rituels de carnaval ou d'adieu aux glaciers, des réseaux d'aide aux migrants, des hybrides entre chien et loup, des bisses et des alpages en gestion partagée... Autant de pistes pour penser des solidarités nouvelles, des manières singulières d'habiter le monde comme de repeupler nos imaginaires.
Entre récit de voyage et carnet de terrain, entre littérature et ethnographie, l’ouvrage relève d’une forme de recherche-création sur une thème un peu différent des enjeux que je traitais auparavant. Mais son propos sous forme de “chronique anthropocène” se situe dans la continuité du Bestiaire réalisé avec Disnovation.
Le poème de la chatière électronique
Bien aimé cette anecdote contée par Daniel de Roulet, d’une discussion avec Philippe Jaccottet (dans son livre Mondialité):
"Malheureusement, nombre de mes contemporains considèrent que cette confrontation avec la science n’est pas une tâche littéraire digne de leur plume et disent : la littérature est la littératue, la science est la science. Je me souviens d’avoir passé, il y a dix ans, un hiver chez des amis qui possédaient une maison à Grignan, jouxtant celle d’un grand poète que je respecte. Je suis allé le trouver, il m’a offert l’apéritif, nous avons parlé de littérature. Aimablement il m’a dit que mon dernier roman, qu’il avait eu la politesse de lire, était trop marqué par mon passé de scientifique. Lui jugeait plus littéraire le passage des semaisons, le frissonnement des feuilles d’olivier. Et non pas l’intelligence artificielle et les robots chirurgicaux que mes personnagent manipulaient. J’ai compris son point de vue, j’ai gardé lke mien. Un whisky plus tard, notre conversation a été interrompue par le manère d’un chat essayant de pénétrer dans la pièce par une petite chatière commandée à distance. Le poète m’a expliqué que le collier de son chat était muni d’une puce électronique du dernier modèle. Elle commandait l’ouverture de la chatière de sorte que seul ce chat, le sien, pouvait pénétrer dans la maison. Pas de chats errans. Et le poète de vanter cette invention si pratique : une chatière électronique. Je n’ai pu m’empêcher de lui faire remarquer la légère ambivalence de son attitude face à la technologie. Je suis allé jusqu’à insinuer que cette nouvauté de langage,chatière électronique, pourrait figurer dans un poème. Il m’a répondu sèchement que la vie est une chose, la technique une autre. Puis nous avons longuement digressé sur la forme des nuages, tandis que le soleil se couchait derrière les oliviers de Grignan."
Bien aimé cette anecdote qui résume sans doute ce qui m’intéresse.
Anthropologie et design spéculatif
Lu chez Emmanuel Grimaud, dans son Dieu Point Zéro (2021) , ce passage intéressant sur le lien entre design spéculatif et le travail d’anthropologie expérimental mené par l’auteur :
"Enquête anthropocène"
Dans le descriptif de ce cours donné par l’Ecole Urbaine de Lyon, on trouve cette notion “d’enquête anthropocène” qui correspond à un “diagnostic territorial”. Lequel “s’appuie sur une approche systémique pour saisir les interdépendances et les interrelations généralisées”, pour aborder le “besoin de redirection et de régénération sociale, écologique et économique”.
Le programme en dit plus sur ce que recouvre ce terme d’enquête anthropocène, avec l’idée d’bjectiver collectivement l'émergence systémique (situations, urgences, ressources, mobilisations, …), de croiser les moyens d’enquête en sciences sociales et les manières de faire de la création en art et en design; avec par exemple ici cité le design fiction ainsi que des modalités de production de matériau d'enquête; mais aussi d’exposer les caractéristiques du terrain d'enquête dans une perspective de réorientation des territoires, et imaginer des prototypes d'accompagnement à la mobilisation des acteurs (humains & non humains) en lien avec l’enquête.
Figures mobiles: une anthropologie du smartphone
Ma thèse de sciences sociales est en ligne ici sur l’archive ouverte de l’Université de Genève :
Au croisement de la sociologie des usages et de l’anthropologie des techniques, cette thèse de doctorat se penche sur la signification du smartphone pour ses usagers. Sur la base d’une ethnographie combinatoire menée à Genève, Los Angeles et Tokyo, elle décrit six figures de cet objet technique contemporain ; celles-ci correspondent aux expressions proposées par les informateurs durant l’enquête de terrain : la "laisse", la "prothèse", le "miroir", le "cocon", la "baguette magique" et la "coquille vide". À leur manière, chacun de ces descripteurs permet d’aborder les enjeux et tensions actuels portés par le smartphone: crise de l’attention, externalisation de fonctions cognitives, sentiment de repli sur soi, délégation de la vie quotidienne, et obsolescence des techniques. En croisant ces multiples dimensions du smartphone, la thèse souligne le caractère résolument kaléidoscopique de ce nouvel "objet global", son rôle dans la reconfiguration de nos activités ordinaires, et le fait qu’il témoigne d’une évolution en cours de nos cultures matérielles.
L'Europe et l'Amérique dans un pied de vigne
Mont sur Rolle (Suisse). 17 mars 2016. Visite d'un vignoble. Un bel exemple de la difficulté à tenir séparé nature et culture puisque la partie du plan située sous la main est un pied de vigne d'origine américaine, alors que le dessus est européen. Une greffe rendue nécessaire par le phylloxera back in the days.
Aller à pied à la fête foraine
3 mars 2016. La traversée d'Eteläsatama, dans le port d'Helsinki pourrait éventuellement se faire à pied. Et ainsi rejoindre la grande roue.
Fasnacht dans le Lötschental
Wiler (Suisse). 6 février 2016. Deux Tschäggättas patientent avant de se lancer dans le cortège du Samedi gras, pour la fête de Carnaval dans la vallée du Lötschental (Valais).
Objets Suisses #2: panneaux-indicateurs de randonnée
Brienz (Suisse), 31 janvier 2016. Les panneaux-indicateurs des sentiers de randonnée (wanderweg) sont des repères aussi omniprésents qu'utiles; c'est en cela qu'ils font partie de ces objets helvétiques quotidiens (cf. ce billet). Ils peuvent être un point de repère discret, comme c'est le cas ici, ou informer précisément les marcheurs des durées de parcours.
La pièce supplémentaire
Los Angeles (USA), 23 janvier 2015. Un ami étasunien m'a confié il y a quelques années que la voiture devait être considérée comme une pièce supplémentaire du domicile, une espèce de local roulant permettant de placer toutes sortes de choses. Le même ami m'a rappelé cette observation lors de notre passage à côté de ce véhicule qu'il estimait symptomatique de son avis sur la question ("you see!?").
Les personnages de Madère
Madère (Portugal), 4 janvier 2015. Les scènes de nativité locales regorgent de figurines représentant des personnages locaux les plus diverses. Le boucher sur la droite fût l'un de nos points de repères les plus présents. Un jeu de "Où est Charlie ?" en quelque sorte.
Objets vernaculaires
30 décembre 2015, Praz sur Arly (France). La façade du chalet montre une série d'objets vernaculaires de couleur brune. Mais visiblement dans un ordre pas forcément chronologique quant à leur apparition dans l'histoire de l'humanité. Des artefacts qui, chacun en leur temps, indiquent les manières d'être au monde et d'interagir avec lui.
Carnet de l'anthropocène: l'écran des îles
31 décembre 2008, Marie Galante (Guadeloupe, France). Délaisser la plage caribéenne pour explorer la petite forêt attenante et découvrir un écran d'ordinateur. Un moniteur à tube cathodique à l'ancienne mais qui a du faire son chemin marin pour échouer ici dans l'humidité locale. Il en faudra plus d'un pour contribuer à la signature stratigraphique de l'Anthropocène, mais tout de même.
Cale en bois
Paris, 12 septembre 2015. La porte massive de l'entrée du Palais de Tokyo est retenue par cette cale, dont la localisation est doublement inscrite sur l'objet. Pas de méprise possible. Le flot de personnes entrant est énorme mais la cale tient bon, malgré la pluie.
Libraire minimaliste
Belgrade, 15 avril 2015. Un "libraire" aperçu dans une rue proche de l'université locale. Quatre ouvrages sont proposés. Quelques mètres plus loin, d'autres sont un peu mieux achalandés, avec notamment des superbes éditions de "Mos" (Mauss) et de "Didro" (Diderot).
Générations de jouets
Mars 2015, Marché aux puces de Plainpalais, Genève. Plusieurs générations de jeux et jouets trouvés sur un étal... des voitures miniatures (plastique versus métal) aux cartouches de Master System (Sega) et Super Nintendo, en passant par des machine en plastique difficilement identifiables et des clés USB avec ou sans contenu. La photo montre une temporalité écrasée puisque différentes générations d'objets techniques se retrouvent ainsi "sur le même plan" (physiquement sur la table et financièrement puisque tout est à 2 francs ici)
Latour des Confluences
Musée des Confluences (Lyon, France), décrit par Bruno Latour de la manière suivante dans Le Monde:
"Au bout de cette pointe de sédiment, il n’y a pas que la Saône et le Rhône qui se rejoignent mais, ce qui est plus rare, les collections dites ethnographiques et celles dites scientifiques et techniques. Dans les mêmes salles, côte à côte, on découvre les spécimens les plus étranges que l’évolution des vivants a laissés dans les roches et les objets les plus étranges que les explorateurs et missionnaires ont ramenés de leurs expéditions chez ces peuples que l’empire de la modernisation était en train de faire disparaître. Il y a encore dix ans, une telle juxtaposition eût paru, sinon scandaleuse, du moins superficielle, esthétique. Elle aurait amusé. Or, on ne sourit plus du tout. On compare. On pèse. On apprend. Les géologues proposent d’appeler anthropocène l’époque de la Terre dont ils disent que c’est l’humain qui la façonne avec le plus d’ampleur. [...] Il ne s’agit plus de s’émerveiller, mais de partager une situation où tout se mélange à nouveau et où il faut tenter de s’en sortir – pour éviter de disparaître. D’où l’attention quelque peu inquiète des foules qui se pressent devant des sciences qui ont su un moment se distinguer du reste de la culture et qui s’y trouvent à nouveau plongées. L’expérience est assez troublante : on passe d’un cabinet de curiosités où tout se mélangeait, à un cabinet d’un nouveau genre où il faut à nouveau tout composer. Entre les deux, une longue parenthèse qui nous paraît désormais très ancienne quand les sciences et les mythes allaient le long de chemins distincts sans jamais se croiser – pensait-on."
Retour sur les non-lieux
21 octobre 2011, London Heathrow. Un arc en ciel posé dans la zone de contrôle sécurité de l'aéroport; tel une ludification d'un espace software-sorted.
Dans son ouvrage célébre "Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité” (La Librairie du XXe siècle, Seuil, 1992), l’anthropologue Marc Augé développait la notion de non-lieu. Celle-ci fait référence aux aéroports, autoroutes, centre commerciaux ou supermarchés, qui, dans une perspective anthropologique des sociétés contemporaines, renvoie à “un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique."
Dans un entretien avec Thierry Paquot (Conversations sur la ville et l’urbain (2008), Augé précise sa pensée, souhaitant revenir sur les incompréhensions multiples que cette notion a suscité (voir notamment):
“Pour moi le lieu était le lieu ‘anthropologique’, qui est un espace à travers lequel on peut lire l’organisation sociale, c’est à dire la constitution symbolique des liens sociaux. Les villages africains étaient absolument exemplaires de ce point de vue puisque l'on y est assigné à résidence : si un homme habite là, c’est qu’il appartient à telle filiation, qu’il est allié avec un untel, etc. Le revers, ou l’avers, de cette contrainte énorme est qu’à la vue de l’organisation de l’espace, on lit le social. […] Le comble du lieu est un lieu gorgé de sens où l’espace signifie tellement que l’on ne peut pas se déplacer impunément, on doit se tenir à sa place au sens figuré et au sens littéral. D’une certaine façon, à l’autre bout, le non-lieu correspondrait à la solution absolue, au moins au sens où certains espaces d’eux-mêmes n’impliquent aucune relation sociale qui codifie des comportements. Il peut y avoir 50 000 personnes dans un aéroport, elles n’ont aucune obligation de tisser quelque lien que ce soit les unes avec les autres. […] L’autre équivoque à lever, c’est que je n’ai pas dit que le non-lieu était mal et que le lieu était bien. Plus que sur la qualité, on doit s’interroger sur le fait que tous ces non-lieux prennent sens à l’échelle mondiale et que pour autant nous n’avons pas eu d’humanité/société qui corresponde à ce type d’organisation, parce que ce type d’organisation spatiale ne définit pas un espace public au sens où d’un espace où se forme l’opinion publique.”
Dans cet extrait, on voit Augé défendre son propos, et discuter les implications de cette notion. Il s'appuie sur son expérience anthropologique, mais le fait de manière vague. Le terme "le village africain" sonne étonnement vague dans ce contexte, ou alors il faut imaginer une référence à un de ses travaux antérieurs que l'on imagine plus précis. Mais ce qui me gêne le plus à la lecture de cet extrait c'est ce "certains espaces d’eux-mêmes n’impliquent aucune relation sociale qui codifie des comportements". La première photographie plus haut renvoie justement à une situation d'un non-lieu Augé-en/augé-esque... qui pour le coup est clairement un espace dans lequel un certain type de relation social est hautement codifié à la fois par des normes (la lecture du site de IATA est convaincante à ce sujet) ou des objets techniques.
A une époque où le fonctionnement de la société semble justement proche de celui d'un aéroport, il parait difficile d'affirmer que "nous n’avons pas eu d’humanité/société qui corresponde à ce type d’organisation." Un texte tel que "Software and the mundane management of air travel" des géographes anglais Rob Kitchin et Martin Dodge est justement une bonne entrée en matière à cet égard.