Etant sur les traces de l'Amérique française ces derniers mois – en particulier la Louisiane et l'Est du Quebec – je suis fasciné par les noms des lieux, et leur pouvoir évocateur. Quelques exemples parmi les lieux rencontrés au volant, via des broches glanées ici et là, et avec l'aide de Google Maps :
En Louisiane: Ville Platte, Pointe Aux Chênes, Pont Breaux, Abbeville, Vacherie, Prejean, Lac des Allemands, Jeanerette, Chalmette, Larose, Lake Chien, Lake Raccourci, Lake La Graisse, Lake Peigneur, Caillou, Bay Chauvin, Pointe A La Hache, Lake Chapeau, Lake Tambour, Bay La Fourche, Bay of River Aux Chênes, Lake Calebasse, Bay L’Ours, Bay Dosgris, Bay Desespere, Bayou coquillage, Terrebonne, Vemillionville,
Au Québec : Bonaventure, Beaupré, Chute-aux-Outardes, L’Islet, Sept-Iles, Moisie, La Présentation, Trois Pistoles, Mont-Joli, Cap-Chat, Rivière-du-Loup, L'Isle-aux-Coudres, La Malbaie.
Venant d'Europe, il n'y aurait pas de quoi être surpris ; car des noms de ce genre, on en croise aussi en France ou en Suisse (je connais moins la Belgique). Mais, à la différence d'ici, où certains lieux ont hérité de noms latins (par exemple Charlieu, Carus locus qui signifie "Cher Lieu"), un "Vermillionville", un "Terrebone" ou "Sept-Iles" est une construction directement basée sur des mots français (en partie héritée de locutions latines ou grecques d'ailleurs). Et ils marquent souvent le caractère du lieu ("La Malbaie") ou une situation ("Lac des Allemands") de façon plus directe que certains noms d'ici. Et, lorsque en Amérique, ces termes sont croisés avec d'autres finalement plus exotiques ("Bayou coquillage", "Lake La Graisse"), l'effet est encore plus saisissant.
Pour une raison que j'ignore, ce sont plutôt les noms de lieux-dits en France qui ont un caractère évocateur à la manière de "Trois Pistoles" ou d'une "Ville Plate". "Chambery" ou "Annecy" sont certes inspirants historiquement et culturellement, mais leur effet linguistique me parait différent de ce que m'évoque les lieux-dits de Savoie: Crève-Coeur, La Crapautière, Grupillère (qu'est-ce que c'est ?), Pré Ours, Grande Terre, etc. Avec ces noms, on lit l'histoire plus directement dans la langue. C'est au fond ni bien ni mal, il s'agit là plus d'un constat neutre que je fais ici.
J'ai repensé à ce constat en lisant le dernier numéro de la revue Fiction, dans laquelle on trouve un entretien croisé de Fabrice Colin et de Serge Lehman qui aborde un thème proche:
"[Serge Lehman] Dans les années 1990, j'avais dit dans une interview que le souci avec une poursuite de voiture dans Navarro, c'est qu'elle commence à Paris pour se finir à Bobigny. Alors qu'aux Etats-Unis, elle commence à New York pour se terminer dans le désert de la mort. C'est ce que Lovecraft appelait le régionialisme cosmique. Quant une terre est par les légendes et la fiction associée à des entités supérieures, aux étoiles, aux grands démons... elle garde une psychogéographie très impressionnante. [...] En France c'est un aspect gommé non seulement culturellement, mais aussi dans le paysage. On n'arrivera jamais à faire un grand roman épique sur la Seine-et-Marne. C'est pas possible. Par contre en Guyenne oui. Parce que le nom des anciens pays a une magie. Un des grands charmes des Etats-Unis [et du Canada], c'est qu'il y a encore plein de noms indiens. Nous les noms celtes sont cachés sous 2000 ans de réécriture de la langue. Et en plus, [...] on a un art de tout rendre gris et terne par le découpage administratif. On fat la Haute et la Basse-Normandie, ou la Loire inférieure. C'est impossible de rêver sur ces trucs-là [...] Y a rien de pire que la région PACA. Comment peut-on appeler la Provence la région PACA ? [...] Pour s'en rendre compte, il suffit d'aller en Belgique ou en Suisse. On y parle français mais les noms ne sont pas pareils, et ne sonnent pas pareils. D'un seul coup, il y a un réenchantement immédiat."
Même si le constat est discutable (le gazon est toujours plus vert chez le voisin, surtout quand il est américain), il y a cependant une certaine correspondance avec ce que je décris plus haut. Peut être Lehman devrait passer plus de temps dans des lieux-dits ? Mais il n'a pas tort sur la question des découpages ou de la capacité administrative à assécher les imaginaires des lieux...